"La nuit sera calme" n'est pas un roman mais un recueil de souvenirs, issu d'une (fausse) interview entre Romain Gary et son ami d'enfance François Bondy. L'occasion pour son auteur d'évoquer sa jeunesse (et la jeunesse), sa vie (ses vies au pluriel que je "je" n'a jamais pu satisfaire), la liberté, la création, la sexualité, la féminité, les hommes qui ont marqué sa vie (dont le général de Gaulle, bien sûr, mais aussi André Malraux, Teilhard de Chardin...). La narration est passionnée, brûlante, excessive, ironique et souvent drôle, tout à l'image de son auteur. On n'est jamais certain, bien sûr, comme avec Marguerite Duras, quelle est la part de réalité et d'invention dans les propos mais le style choisi permet la grande liberté de ton de l'oralité. Romain Gary y cabotine pas mal - l'idée de cette vraie fausse interview à travers des questions qu'il pose en réalité à lui-même s'y prête pleinement - et on peut regretter certains passages un peu "putes" manquant de retenue ou d'élégance (l'évocation de Marylin Monroe qui avait pissé sous elle à table, par exemple). Ca en demeure néanmoins un témoignage sensible et émouvant, fiévreux et parsemé des fulgurances tranchantes qu'on lui connaît. Pouvant être hélas très conservateur (sa justification de la peine de mort pour les assassins d'enfants...!), il porte presque toujours heureusement un regard singulièr, libre et moderne sur la société et son évolution. Sa défense des femmes et de leur liberté sexuelle en est la meilleure illustration et donne même lieu à de belles pages fortes et résolument féministes.
On ne peut que saluer, par ailleurs, sa défense des jeunes (mai 68 est passé par là, mais quand même), insuffisamment salués de tout temps, que ce soit en 1974 (année de la publication du livre) ou aujourd'hui (et c'est encore bien pire aujourd'hui).

Extraits :
"La vie des jeunes se veut de plus en plus improvisation et mode d'expression artistique - même et surtout quand elle se veut idéologique - sur un thème choisi. Huit heures par jour au bureau, deux heures de trajet, ce n'est pas un thème de vie, c'est des obsèques. [...] L'asservissement de l'homme au gagne-pain, c'est une monstruosité : la réduction de l'homme à l'état d'un jeton de présence. On l'introduit dans la machine sociale, qui le restitue à l'autre bout à l'état de retraité ou de cadavre. [...] L'humanité a toujours été à la recherche d'un théâtre depuis les dieux de l'Antiquité jusqu'aux cathédrales et je crois que si nos vieux théâtres croulants manquent à ce point de spectateurs, c'est que les jeunes ont de plus en plus besoin d'être acteurs et pas simplement spectateurs".
"Lorsque j'entends l'expression soupirée "Ah la jeunesse d'aujourd'hui !", j'ai envie de rappeler à ces messieurs-dames que la bataille d'Angleterre en 1940, qui a changé le cours de la guerre, a été gagnée par les blousons dorés de l'époque, des fils à papa 'play-boys", parce que c'étaient les seuls qui avaient pu s'offrir le luxe d'apprendre à piloter pour leur plaisir en 1938, et quand la guerre est arrivée, ils sont devenus en quelques semaines des "héros légendaires"... Il n'y a pas de jeunesse décadente".

"il n'y aura jamais de civilisation tant que la féminité continuera à être étouffée, bafouée, refoulée".
"la notion "homme à femmes" est aussi débile que la notion "femme à hommes", mais que notre civilisation a fait de la première un compliment, et de la seconde, une insulte, ce qui est ignoble. "Un homme à femmes", et tout le monde sourit, c'est charmant, mais une "femme à hommes", on appelle ça une "nymphomane". Ah, les salauds ! Tout ce vocabulaire est d'une prétention masculine folle, le vocabulaire de la femme "possédée", "eue", "baisée", alors que si l'on compare les deux sexualités lorsqu'elles sont normales, je veux dire sans déficience, on s'aperçoit immédiatement que la sexualité de la femme est souvent beaucoup plus riche, plus variée, d'une gamme plus large de résonance et que le fait même que les hommes sont très fiers lorsqu'ils se sont montrés "à la hauteur" implique une notion d'inégalité qui n'est pas à leur avantage...".

"Aujourd'hui, dire que la poésie joue un rôle quelconque dans la psyché française, c'est comme si on disait que la France avait voté Pompidou parce qu'il était l'auteur d'une anthologie de poésie". ( )

> La nuit sera calme, de Romain GARY (Gallimard, 1974)
Se reporter à l'article de Laurent LAPLANTE
In: Laplante, L. (2014). Romain Gary : beaucoup caméléon, davantage Prométhée. Nuit blanche, magazine littéraire, (136), pp. 19-20… ; (en ligne),
URL : https://id.erudit.org/iderudit/72689ac

> Bibliographie : https://www.librarything.fr/catalog.php?view=Joop-le-philosophe&author=garyr...
> Voir un extrait : https://books.google.fr/books?id=6FnGAwAAQBAJ&hl=fr&printsec=frontcover&...

> Chepiga Valentina. Les archives de Romain Gary.
In: Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), numéro 29, 2008. pp. 171-173. … ; (en ligne),
URL : https://www.persee.fr/doc/item_1167-5101_2008_num_29_1_1450